J’ai un vieux rêve tenace et sans issue, c’est un voyage dans le temps, loin, très loin, vers une femme qui toute seule sort d’elle son enfant. Elle se cache, menue au milieu de la nature qui la menace et la protège des regards. L’homme n’est pas là. Le médecin n’existe pas. Je ne suis donc pas autorisé à m’approcher. Je le voudrai bien pourtant. Elle est le commencement et aussi l’éternité. Son ventre semble contenir tous les hommes. Ses yeux, toutes les mères.
Elle vit peut-être encore quelque part, au fin fond d’une forêt amazonienne ou d’une savane africaine, mais je ne la rencontrerai jamais. Nous habitons deux planètes qui s’éloignent. Je suis d’un vieux continent qui vénère le progrès et la technique, un intrus masculin ordonné par la science. Elle est de ces temps primordiaux, où la frontière entre l’humain et l’animal est encore poreuse, tout comme celle entre les Dieux et les mortels.
Je pense souvent à elle. Je la cherche en chaque femme qui accouche, je la cherche dans l’art, la plus belle des empreintes humaines, je la cherche sur d’autres continents, je la cherche en moi-même. Cette femme originelle me souffle une question : mais que fais-tu là ?
Je ne suis pas subitement pris de doutes ou rattrapé par la nostalgie. J’ai traversé suffisamment de romans familiaux pour savoir tout le bien que peut faire le progrès médical et j’en attends encore beaucoup. Je n’oublie pas que la technique entra en salle de naissance en même temps que les femmes imposaient leur revendication à la société : ne plus souffrir.
Lorsque je me prépare pour un accouchement, j’emporte avec moi de quoi écouter de la musique. Elle murmure l’invisible, l’attente, le sentiment, le désir, tout ce qui fait un enfant. De cela, les écrans de contrôle ne disent rien. Ils sont là, comme partout ailleurs, parce que notre époque veut y voir clair. Méfions-nous, la venue au monde ne peut se résumer à un acte médical. Une vie commence, suspendue entre mes mains gantées, en attente de devenir, je la dépose sur le sein de sa mère. Savons-nous vraiment l’accueillir ? Il n’y a dans nos maternités aucun endroit pour la joie, la famille, le rituel ou même le deuil…
La naissance est à la fois ligne de départ et d’arrivée, elle change les yeux d’une femme et sème tous les possibles sur l’avenir incertain. C’est un moment unique, je voudrais qu’à chaque fois ce soit une fête.
J’ai toujours été en quête de cet accueil.
Je me rappelle ce petit matin dans un ashram d’Inde. Il était très tôt. Le soleil se levait doucement. Depuis les autels s’élevaient des voix qui célébraient les ancêtres et les nouveau-nés. Deux femmes chantaient a capella. Leurs invocations, le décor, la lumière, la végétation… Tout laissait à penser qu’on était au paradis.
Je me rappelle cette femme nigériane venue accoucher en France. J’étais interne. En repartant, elle me proposa de venir assister à la cérémonie du nom chez elle. Cela sonnait pour moi comme une musique, un chant, une danse, tout le décor des mines du roi Salomon défila dans ma tête. Je n’y suis pas allé. Mais je n’ai jamais oublié l’invitation.
Je me rappelle de cet accouchement que j’ai bien souvent raconté. Dans le couloir, la foule des oncles, tantes, sœurs et frères d’une famille tzigane attendait. Je les sentais derrière la porte, alignés, prêts à bondir. C’est le père qui alla vers eux, il sortit l’enfant au bout de ses bras et le présenta à son clan.
Je me rappelle mes premières missions en Afrique. J’y ai côtoyé la misère et la mort qui rôdait autour des mères et des petits, mais j’y ai vu aussi des familles agenouillées dans la cour à même la terre, qui préparaient un repas de fête pour célébrer le nouveau-né et repousser loin de lui le mauvais œil. Toute naissance est une renaissance dit là-bas le proverbe ;
Ce que j’aime de ces scènes, c’est la joie et le tourbillon qu’elles annoncent. Ce sentiment ne m’a jamais quitté. Je suis un médecin des temps modernes, je n’admets aucune fatalité, je défie l’infiniment petit, je crois aux lois du désir, mais l’enfant qui vient, n’est pas le fruit de notre science, il reste une énigme. Il est sacré. Si nous l’oublions, nous banalisons la vie.
Ce livre de voyages vient de là. Il va ici et là-bas, car l’accouchement dit tout de l’unité et des différences de l’humanité. Il parle d’hier, d’aujourd’hui et de demain, il est pour moi une façon d’écouter le champ du monde, de retenir le temps, le rêve. Je n’ai jamais perdu le goût de la naissance.
Ce chapitre est le premier d’un livre qui ne s’éloigne jamais beaucoup de mon chevet, tout comme celui dont j’avais déjà parlé... Ecrit par un homme que j’adore qui fait preuve d’une telle sensibilité pour les femmes, les mères, la maternité que j’en suis émue chaque fois que je lis ses mots.
René Frydman, puisque c’est de lui dont il s’agit, c'est un homme que j'adore et pour plein de raisons, entre autres…
Parce qu’il est le père scientifique d’Amandine et que sans lui la médecine française aurait freiné encore plus longtemps qu’elle ne l’a fait des quatre fers, avant de plonger dans cette aventure de l'infiniment petit qui donne du fil à retordre à la bioéthique. Encore aujourd’hui, et ce depuis le début, il n’a de cesse de se battre pour que les avancées de la médecine nous profitent et ce n’est pas une mince affaire.
Parce que je lui dois beaucoup...
Parce qu’encore aujourd’hui, alors qu’il aurait pu rendre son tablier pour ne plus s’occuper que des « nobles » tâches de son métier, il est toujours chef de service d’une maternité à l’hôpital Antoine Béclère, au plus près de celles qui lui ont donné l’envie d’exercer son métier du côté de la vie.
Parce que lorsqu’il parle des femmes, des mères, de leurs enfants, de son métier dans lequel il s’est investi pour eux, pour la vie, je suis touchée. Une telle empathie venant d’un homme, je n’y peux rien, ça m’émeut.
Ce livre, il l’a appelé "Les secrets des mères". Un livre fait de voyages et de souvenirs, où il raconte les rites et les gestes du monde entier autour de l’enfant qui va naître, les secrets des mères d’ici et d’ailleurs…
La semaine prochaine je vous raconte?